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L'esthétique de la sobriété
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Article écrit le 11 Septembre 2022

Des mots problématiques quand on se revendique écolo : la nature

Plus je progresse dans mes changements de mode de vie pour tendre vers l’impératif « cesser de nuire » – dont réduire le bilan carbone de mon mode de vie, mais aussi réduire l’empreinte environnemental plus large (réduire les déchets, réduire la consommation d’eau et d’énergie, réduire l’artificialisation des sols, réduire l’empreinte métallique, etc…) et également cesser de nuire aux humains et non-humains – plus je prends conscience des mots et concepts problématiques que j’utilise parfois et que j’entends fréquemment dans ma sphère sociale. Dans cet article je vais prendre l’exemple du mot « nature ».

Au mieux, le mot « nature » ne signifie rien d’utile

« Reconnexion avec la nature », « protéger la nature », « s’inspirer de la nature », sont des exemples d’expressions que j’ai pu employer et que j’entends souvent. Elles me semblent problématiques en premier lieu parce qu’elles ne disent pas grand chose : se « reconnecter avec la nature » consiste à considérer que nous en serions plus ou moins déconnectés : c’est oublier que nous sommes la nature et que même la mort n’est pas une déconnexion avec la nature, mais la simple participation de nos corps aux cycles biophysiques du champ biologique. J’empreinte le concept de « champ biologique » à Miguel Benasayag qu’il expose dans son livre « la singularité du vivant » et son modèle organique le Mamotreto. Ce que je trouve très juste dans ce concept c’est l’analogie faite entre le champ électromagnétique et le champ biologique, les deux se comportant comme un tout, dont on ne peut enlever une partie sans le déformer. Nos corps organiques d’humains participent et émergent de ce champ biologique, c’est en cela que « nous sommes la nature » et que nous ne pouvons pas nous en déconnecter. Cette analogie nous force aussi à l’humilité : nous ne pouvons pas observer la nature, cela reviendrait pour un aimant à regarder le champ magnétique qu’il crée, et donc à le déformer et ne pas le voir. Ce champ biologique est inconnaissable dans sa globalité et dans ses intrications. Dans son modèle Mamotreto, Miguel le sépare des artéfacts (l’ensemble de la matière inerte que le champ biologique capture pour s’auto-engendrer) et de ses processus physico-chimiques, et également du « champ des mixtes » qui contient l’ensemble des éléments qui dépendent des vivants pour exister, tout en acquérant une certaine indépendance propre : comme par exemple les langues, les sciences, la culture, les concepts, les mots, les idées, etc… Entre le champ biologique et les mixtes, on retrouverait presque le dualisme nature-culture, à ceci près que ces deux champs ne sont pas séparables (par exemple une langue morte est une langue qui n’est plus parlée quotidiennement par des vivants) et que « nul ne sait ce que peut le corps » (Spinoza), autrement dit le champ biologique est inconnaissable par les mixtes.

L’autre grand flou du terme « nature » c’est de ne pas être clair sur la séparation entre l’inerte et le vivant. « Nature » englobe tout autant les cailloux qu’on trouve dans la nature et les insectes ou champignons. J’aime faire la distinction dans ce qui nous entoure entre l’inerte (les artéfacts dans le Mamotreto), leurs lois (qui appartiennent aux mixtes, c’est-à-dire aux théories, aux cultures développées par des vivants) et « tout ce qui vit », c’est-à-dire qui a la capacité à s’auto-engendrer en capturant de l’inerte et du vivant.

J’ai utilisé l’expression « ce qui nous entoure », j’aurais aussi pu écrire « ce qui nous accueille », ou « ce qui nous engendre », c’est souvent ce que je veux dire quand j’utilise les mots « environnement » ou « planète », qui sont d’autres mots problématiques, mais selon moi, à plus faible risque de dérive. « Protéger la nature », « protéger l’environnement » ou « sauver la planète » sont des exemples de ces expressions floues qui au mieux ne disent rien, au pire nous conduisent à des dérives plus ou moins dangereuses. La planète, l’environnement, et le champ biologique survivront à nos folies d’occidentaux privilégié·e·s. C’est bien plutôt l’espèce homo-sapiens et son habitat (sa niche écologique autrement dit l’ensemble des conditions qui lui permettent de vivre, climat et biodiversité inclus) qui sont en danger.

Au pire, le mot « nature » bloque l’émancipation sociale

Au mieux les précédentes expressions ne disent rien, au pire elles peuvent nous conduire à de fausses bonnes idées, voire portent en elles des possibles dérives réactionnaires. Avoir la prétention de connaître (ou pire de maîtriser) la nature, ses cycles, ses relations de dominations et de symbioses, augmente le risque de vouloir calquer (ou préserver, conserver) l’ordre social sur cet ordre supposé naturel. Légitimer le patriarcat est un exemple classique de dérive réactionnaire avec l’argument fallacieux que dans la nature le mâle domine la femelle. Parfois c’est plus subtile, voici quelques exemples de dangereuses légitimations qui s’appuient plus ou moins sur une prétention à connaître l’ordre naturel :

Voilà pourquoi j’essaie d’utiliser de moins en moins ce terme problématique, notamment pour éviter de nourrir le dualisme nature-culture que je pense dépassé et qui bloque l’inventivité sociale dont nous avons besoin, mais aussi pour me forcer à être plus précis dans ce que je veux désigner quand ce terme me vient en bouche.

Par quoi remplacer le mot « nature »

Quand il s’agit de désigner les animaux, la forêt, bref les vivants, alors je préfère utiliser le terme de biodiversité, ou bien champ biologique (mais ça nécessite une explication du concept), ou encore de manière plus courte mais moins précise : vivant.

Quand il s’agit de désigner les cailloux, l’atmosphère, les ressources énergétiques et minières, l’eau, alors je préfère utiliser le terme environnement, ou bien la matière, bien que ce terme soit assez flou aussi, ou encore la planète, bien que là encore je doive préciser que quand j’écris planète, je parle du vaisseau spatial qui accueille les vivants.

Ces précisions me forcent à distinguer l’inerte du vivant tout en m’obligeant à relier les formes de vie à leurs environnements (leur niche écologique). Sans pour autant tomber dans la naïveté d’une nécessaire « protection de l’environnement », car finalement l’environnement est à la fois ce qui permet à des formes de vies de vivre ou non, et ce à quoi ces formes de vie doivent s’adapter (lutter, survivre). L’environnement est à la fois un faiseur de possibles et un destructeur de vies.

Quand il s’agit de désigner « les merveilles de la nature » en tant que l’univers, le monde physique, alors je préfère utiliser le terme de réalité, ou des merveilles de l’univers.

Le risque de réduire la chose à sa nature

Au-delà même des problématiques posées par l’usage du mot, c’est la dimension essentialisante de sa signification qui ne me convient pas. Par exemple le fait de réduire la personne désignée à sa soi-disante nature : « être de nature fragile », « ce n’est pas dans sa nature de se comporter comme ça ».

Cette signification du mot « nature » rejoint l’usage principal du verbe être : « cette personne est un homme », « cet animal est un chat », « l’homme est un loup pour l’homme » qui consiste à catégoriser les choses avec le risque de réduire la chose à sa catégorie ou sa supposée nature. J’aime à faire preuve de vigilance sur ces raccourcis profondément ancrés dans notre langue en évitant de trop utiliser le verbe être comme le propose E-Prime pour l’anglais en évitant le verbe « to be ».

Cet article me trotte dans la tête depuis longtemps. C’est la découverte du travail d’Antoine Dubiau et de son livre Écofascismes aux éditions grevis qui m’a donné envie de le poser par écrit, moins pour convaincre des réactionnaires en voie de conversion écologique, que pour partager à des personnes qui se revendiquent écolos que certaines expressions avec le mot nature peuvent projeter des risques de blocage d’émancipations sociales. Le prochain mot problématique sur lequel j’écrirais peut-être sera : « civilisation ».