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L'esthétique de la sobriété
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Paradoxes entre colères et joies

Écrit entre décembre 2021 et janvier 2022, mis à jour en août 2024

Publié la première fois dans le livre collectif « Nos émotions face à l’urgence écologique » et légèrement modifié depuis.

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L’urgence écologique est née avant moi, avant 334 ppm de concentration de CO2 dans l’atmosphère. Le rapport Meadows1 nous avait déjà donné, dès 1972, les clés de compréhensions nécessaires et suffisantes. Mais les impératifs de productivité, de rentabilité, de croissance ont gagné, et gagnent encore aujourd’hui, malgré les limites à la croissance2 bien documentées, et la solidité des analyses 40 ans après les scénarios initiaux. C’est comme ça que je comprends, plus de 40 ans après ma venue au monde, la grande tristesse qui m’a toujours habitée. Une tristesse que je ne savais pas m’expliquer enfant, une tristesse de l’ordre du tragique face à un mur de non-sens et d’absurdes infranchissables. Une tristesse qui me reliait, malgré moi, à la souffrance du monde vivant, par delà les continents et les espèces, alors même que j’ai toujours été préservé de cette souffrance, privilégié que je suis, à ne souffrir directement ni du racisme, ni du sexisme, ni de la pauvreté matérielle et intellectuelle.

Premier paradoxe

Cette tristesse me semble être la condition même de ma possibilité de vivre et d’éprouver de la joie. C’est parce que je suis affecté par ces souffrances, que la joie de vivre, tissée à ce hasard chanceux de ma place dans le monde, s’impose à moi. En tout cas, c’est comme ça que je me suis construit, que j’ai façonné mon roman autobiographique dans lequel je puise, quotidiennement, ma puissance d’agir. L’urgence grandit, c’était écrit, et risque de grandir encore. Pendant un temps, mes actions n’ont pas suffisamment pris en compte l’impératif écologique, faute de compréhension globale (énergie, climat, économie, monnaie, cycles naturels, etc…) et d’outils concrets (quota, bilan carbone, low-tech, etc…). Une sorte de déni qui a duré trop longtemps. Le temps de la colère s’est imposé, colère contre moi d’abord, colère contre les puissant·es, colère contre notre immaturité collective. Cette colère grandit en moi, je ne sais pas jusqu’où elle ira, je n’exclus plus l’usage de la violence à un moment ou à un autre [ndla la violence dont il s'agit ici est d'envisager une contre-violence d'auto-défense si nécessaire ainsi qu'une violence contre les biens et les infrastructures, et en aucun cas envers les personnes physiques]. Moi le pacifiste, non-violent quasi dogmatique, je ne l’exclus plus en réaction à la violence systémique qui constitue notre société et dont je suis grandement protégé dans ma chaire : violence aux femmes, violence envers les pauvres, les exclu·es, violence vécue par nos aîné·e·s dans les institutions de soin ou dans la misère, violence aux animaux, violences raciales, violences aux salarié·e·s, violences au monde vivant.

Deuxième paradoxe

La colère seule risque d’affaiblir ma puissance d’agir, ou tout au moins de la restreindre au “combat contre” nécessaire mais insuffisant. Heureusement, ma forte disposition à la joie m’ouvre tout à la fois un espace de pardon (envers moi, envers notre espèce et mes compagnon·e·s de route et plus difficilement envers les puissant·es) et une recherche de l’action juste, de ce que je peux faire à toutes les échelles de l’action. En commençant à mon échelle, cesser de nuire 3 devient un impératif quotidien et tellement exigeant dans la pratique. Depuis 5 ans environ, je m’astreins à réduire mes émissions de gaz à effet de serre, ma consommation d’énergie, mon utilisation d’eau, la souffrance animale et l’exploitation humaine de ma consommation, mon empreinte d’artificialisation des sols, et j’en passe. Ce que certains, qui chérissent une liberté illusoire et destructrice, nommerait privation, je me surprends à le vivre comme une grande reconnexion, une joie sans commune mesure en comparaison aux plaisirs addictifs de notre société de consommation sans limites.

Troisième paradoxe

La grande décroissance qui s’amorce, de gré ou de force, peut être synonyme d’épanouissement et de joie. Développer mes compétences manuelles, mes instincts naturels, mon envie d’essentiel, et mon besoin de lenteurs, accélère mon désir de sobriété et augmente ma joie. L’urgence se transforme en ralentissements dans une multitude de dimensions (temps, argent, carrière, connexion numérique, voyage, etc.). Le refus de parvenir4 devient ma référence dans notre société de la démesure.

Quatrième paradoxe

Face à l’urgence, il faut savoir prendre le temps. Le temps pour soi, le temps pour débattre (c’est-à-dire “tout faire pour ne pas se battre5), le temps de l’activité non-marchande, collective, coopérative et associative, le temps qui n’est pas celui des réseaux sociaux. Et en même temps, dans un temps paradoxal, il est urgent de savoir augmenter son exigence face aux discours de l’inaction6, de partager au maximum autour de soi, de canaliser la colère pour lutter contre l’intolérable, d’accélérer les solidarités envers celleux, humain et non-humain, qui souffrent. Cet impératif s’adresse avant tout à moi, je vous le partage sans prétention à détenir la vérité de l’action juste. Ce tissage entre colères et joies se transforme pour moi en éthique de l’action, en dignité du présent7, et m’aide à clarifier mes prochains pas : réduire la part de la société marchande dans la conduite de ma vie ; m’ancrer dans un territoire et tisser des solidarités inter-générationnelles, inter-professionnelles, inter-sexes, inter-conditions sociales et inter-espèces ; voyager lentement et au long cours ; vivre sobrement en terme d’énergie, d’eau, de surface habitable ; réduire fortement mes dépendances aux réseaux et à l’argent ; lutter contre les dominations, les dominant·e·s et les forces écrasant les dynamiques du vivant ; développer ma confiance dans les dynamiques du vivant et adapter mes pratiques en adéquation ; me décentrer de ma condition de privilégié d’homme blanc hétéro valide et cis genre ; donner et apprendre auprès des personnes plus défavorisées que moi ; déployer l’action et la joie et la partager toujours plus ; et d’autres encore en gestation !

Bon vent à vous : prenez soin de vos émotions, sachez vous pardonner, agissez avec la joie comme boussole, luttez contre ce que la colère vous indique, refusez ce qui vous inspire du dégoût, fuyez ce qui vous fait peur, et portez-vous du mieux possible.

Une dernière chose, enfin deux si vous en avez le courage, à propos :

  1. de la question de la violence
  2. de la nécessité de décoloniser l’écologie

La question de la violence

Quand j’aborde cette question, nouvelle pour moi, celle de ne plus m’interdire l’usage de la violence [ndla envers les artéfacts] par principe pacifiste, il m’arrive souvent de recevoir en retour une invitation à tempérer la violence que j’évoque. Invitation, des fois sous forme de conseil, que j’ai moi-même longtemps partagé dans mes discussions amicales. J’ai ajouté quelques mots pour tenter de montrer en quoi cette violence qui monte en moi, n’est pas une simple colère qui s’amplifie ex-nihilo et qui serait ingérable et dangereuse pour moi et les autres, mais bien plutôt une violence [ndla sous la forme du désarmement envers les infrastructures délétères] que je considère de plus en plus légitime dans la société de violences systémiques dans laquelle nous vivons. J’ai prôné longtemps la non-violence, l’action pacifique, je continue à croire en sa vertu et en son usage raisonnée, maline, rusée, pirate, en fonction des situations. Mais je m’éloigne de plus en plus de cette posture de principe de non-violence, car je crois que la non-violence est de moins en moins tenable [ndla jusqu'au bout], face à ces autres violences que j’évoque dans le texte et qui sont souvent balayées par des « c’est comme ça ». C’est ce qui m’habite actuellement, sans que je le souhaite, ni que j’incite à, ni que je sois capable un jour d’exprimer aux bons endroits et aux bons moments cette colère qui monte en moi. Ce principe de non-violence m’apparaît de plus en plus comme un privilège de dominant·e ou une façade de politiquement correct. Notre monde, en France en 2022, se polarise et se crispe [ndla et c'est encore pire en 2024 sous les coups d'une politique néolibérale de plus en plus autoritaire]. La violence a déjà gagné, et même à s’exclure du monde, à vivre en ermite, je ne crois pas qu’on puisse s’en exclure.

La nécessité de décoloniser l’écologie

La crise écologique que nous vivons, est la conséquence d’un triptyque infernal : l’extractivisme, le productivisme et le consumérisme. Les petits gestes du quotidien peuvent être un premier pas, mais sont totalement insuffisants face à l’ampleur de notre démesure collective, en premier lieu de celle des dominant·e·s et des pays colonisateurs. Ce qui me questionne au plus au point actuellement, c’est de constater que ce sont ces mêmes pays colonisateurs qui ont la prétention de piloter la sortie de crise qu’ils ont eux-mêmes créée. J’arrive à la conclusion, pour éviter le piège des mêmes causes qui créent les mêmes effets, qu’il est important de décoloniser l’écologie, c’est-à-dire de penser l’écologie à partir de la position des anciens et actuels dominé·es pour enfin sortir des logiques de dominations. Je vous partage une de mes sources de réflexion : le podcast Afrotopiques8 de Marie-Yemta Moussanang pour « penser les grandes questions contemporaines depuis les suds en général, et les mondes africains en particulier ». Au-delà de la question des colonies, c’est bien depuis l’ensemble des dominé·e·s (les femmes, les pauvres, les non-humains) qu’il m’apparaît nécessaire d’effectuer cette décolonisation de l’écologie. Les petits gestes écolo pour les uns, ne sont que les actes du quotidien pour arriver à manger en fin de mois pour les autres. Il serait indécent de glorifier ces petits gestes en morale écrasant toujours les mêmes. Cette nécessaire décolonisation de l’écologie sonne pour moi comme une invitation à prendre soin et à apprendre de celleux qui vivent, ou ont vécu, des effondrements, de celleux qui vivent dans des présents radicalement différents, depuis lesquels nous devrions penser notre nécessaire réinvention.

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Notes de bas de page


  1. Rapport les limites à la croissance↩︎

  2. Meadows et al. Les limites à la croissance – Dans un monde fini, Rue de L’échiquier, 2017↩︎

  3. Expression empruntée à Corinne Morel Darleux dans son livre Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, Libertalia, 2019↩︎

  4. Ibid↩︎

  5. Rappel étymologique du terme « débattre » par Etienne Klein lors de la rencontre JM Jancovici et E Klein sur la question L’importance de la connaissance sur les enjeux climat pendant le Festival de la Fresque du Climat les 25..27 Juin 2021↩︎

  6. Lire l’article les 12 excuses de l’inaction sur le site bonpote.com↩︎

  7. Expression empruntée à Corinne Morel Darleux dans son livre Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, Libertalia, 2019↩︎

  8. Vous trouverez toutes les informations sur le site web d’Afrotopiques↩︎